Vassili cuisine vite.
La carte est longue mais j’imagine qu’en cet hiver sans touristes et sans clients rien n’est disponible. Je lui demande ce qu’il a, il me répond « tout ». Tout est prêt ? Non tout est préparé à la commande. Vassili me prépare une soupe de légumes en 10 minutes, un briam en 15 minutes. Plus qu’il ne maîtrise l’art de cuisiner il maîtrise le temps. C’est un horloger des fourneaux. Il peut préparer un agneau de 7 heures en 30 minutes. Parfois j’ai envi de lui lancer un défi, de commander un bœuf stroganoff juste pour voir s’il est capable de relever tous le défi. Il ne me déçoit jamais. Le temps gagné aux fourneaux il le savoure avec nous au coin du feu. On jette les pelures de mandarine dans le brasier, on les regarde s’enflammer. On en pose de nouvelles sur le bord du poêle, la chaleur les sèche en dégageant un doux parfum d’agrumes. Vassili est d’un calme imperturbable, il a le calme d’un roi.
Le passage
Entre la dune et le village, perdu au bout d’un champ boueux au bord d’une route chargée de camions qui roulent trop vite se trouve un restaurant appelé Perasma, le passage. Une cuisine traditionnelle préparée par une vieille dame chauve. Elle pose le menu sur la table et revient avec son cahier sur lequel est marqué le vrai menu. Celui qui est imprimé ne correspond pas à l’offre du jour. Il n’a probablement correspondu à la cuisine d’aucun jour. Aujourd’hui soupe de haricots, soupe au poulet, boulettes de viande, mélomacarones.
A la fin du repas elle vient à notre table, demande si le repas nous a plu. Je lui montre l’assiette vide, elle rit. Elle dit se remettre d’une opération du cœur, tire sur le col de son pull pour montrer sa cicatrice. Elle rit de bon cœur. Le rire de la femme chauve.
Les passagers
Ce sont toujours les mêmes passagers. La famille avec les enfants qui regardent un programme sur la tablette, les personnes âgées qui retirent leur chaussures pour s’allonger sur la banquette entourés de leurs bagages, les hommes en tenue camouflage sur le pont extérieur, les militaires en permission, le type aux cheveux longs habillé en noir qui roule des cigarettes. Ce sont toujours les mêmes passagers, d’un bateau à l’autre. Leurs bagages sont vides, leur café n’a pas de caféine et leurs mégots n’ont pas de nicotine. Ils ne vont nul part. Ils errent éternellement d’un navire à l’autre sans jamais toucher terre, ils viennent chercher la chaleur de la salle des machine, les vibrations du plancher, les bercement de la houle. Ils viennent chercher le réconfort que seule la noirceur d’une nuit sans lune peut apporter. Ils demandent à la mer de leur rendre ce que la terre leur a pris. Ils viennent chercher l’apaisement du large.
Mythologies
Tous le monde ment. Sans exception. Ici plus qu’ailleurs. A différents niveaux, plus ou moins, plutôt plus que moins. Anthoni dit qu’il ne faut pas croire plus de 20% de ce que raconte Dimitri, et encore. Tout le monde entretien un rapport diffus au réel. La vérité est une option qu’on choisit rarement. On exagère, on enjolive quand on ne crée pas tout de toute pièce. On s’invente une vie meilleure, parallèle à son vécu et a son histoire. Les mots permettent de réparer ce que la vie n’a pas permis. On ment pour impressionner, pour séduire, pour se flatter, pour vaincre l’ennui.
Dimitri dit que c’est lui qui a quitté sa femme, il dit que pour tuer le temps il attrape des serpents à mains nues et leur laisse la vie sauve, Vassilis dit que son bateau atteint les soixante noeuds, Elias dit que la psy a dit que son problème de boisson ne posait pas de problème pour son couple tant qu’il baisait sa femme… Je mens à ceux qui me demandent ce que je fais là.
On ment à ses amis, à ses voisins, à sa famille, mais on préfère mentir aux étrangers, aux touristes égarés qui ne demandent qu’à croire. Personne n’est dupe mais tout le monde accepte. Il ne s’agit pas de tromperie mais de fiction orale.
Les enfants mentent, c’est un étape normal de l’évolution. Ici personne n’a quitté ce stade précoce. Le mensonge comme bain de jouvence éternelle. Wittgenstein dit que pour mentir il faut connaître la vérité. Mais ici la vérité tout le monde l’à oublié il y a bien longtemps. C’est ici qu’on a créé la mythologie, ramassis de mensonges qu’on enseigne encore à l’école, car on s’est rendu compte que ce qui comptait finalement c’était la beauté plus que la vérité. Raconter des histoires il n’y a que ça de vrai. Et si quelqu’un veut bien les entendre alors tout le monde est heureux.
Botanique
L’homme à la canne et au chapeau de cow-boy sorti trois pipes de son sac, il les aligna sur la table, les remplit de tabac comme on arme des arbalètes pour le combat. Le norvégien démarra la conversation, sujet botanique. Les deux hommes montrèrent un vif intérêt pour le sujet, ainsi qu’une maîtrise impressionnante de la discipline. Après des généralités la conversation s’orienta sur une fleur précise, une espèce particulière dont ni l’un ni l’autre n’avaient le nom, certainement endémique, ils la décrivirent dans les moindres détails, celle qui est jaune, oui mais un jaune particulier qui tire sur l’orange, celle dont les pétales sont pointues, oui au nombre de cinq, celle qui pousse à l’ombre du rocher sur le flanc est de la montagne, oui et qui ne fleurit qu’au mois de mars… Ils échangèrent leurs impressions durant de longues minutes, ils semblaient aimer la même plante comme on aime une même femme, les mots étaient empreint de connivence et de passion, quand soudain l’homme au chapeau et à la canne lança « je pense qu’on ne parle pas de la même fleur », le norvégien acquiesça. L’homme au chapeau posa sa première pipe sur la table et saisit la deuxième dans un geste qui mit un terme au débat. Une nuage de fumée parfumée en guise de point d’encre. Le norvégien commanda un nouvelle bière. Et puis ils se sont tus.
Vague de pierres
J’ai de plus en plus de mal à reconnaître les visages des gens… Des passants me disent bonjour et je ne sais pas qui ils sont… La femme de chambre me salue tous les matins au village, je ne la reconnaît qu’une fois que j’ai tourné le coin de la rue… Je suis devenu une célébrité depuis que j’ai réservé une chambre pour une nuit et que je prolonge mon séjour chaque matin depuis une semaine. Hier Artis, ou monsieur Artis comme l’appelle Dimitra, nous a invité chez lui, il a passé la soirée à parler, à monopoliser la parole, à faire son oneman show, à parler de son art en tant que photographe, comment il sait capter l’instant, comment il parcourt le monde, comment son regard est différent… L’air est saturé de sa logorrhée et de son aftershave. Chez lui les murs sont couverts de photos de mouettes, des mouettes en plein vol, des mouettes sur des rochers, des mouettes posées sur l’eau… « Survivor » il commente une photo de mouette en train de manger un poisson… Des tirages sur canevas façon tableau du pire effet… Ne sachant quoi dire je m’oriente vers un portrait, lui dit que la personne m’est familière… lui demande qui c’est… Il me répond que c’est lui…
Artis parle en faisant de grands gestes, en modulant sa voix, en incarnant plusieurs personnages, sans ne jamais lâcher sa cigarette, il a une mimique qui semble dire « je suis sur le point de partir, ce sont mes derniers mots » mais il ne part jamais, il démarre une nouvelle histoire sur le polythéisme en Inde, sur un homme tronc rencontré à Calcutta… Alexandra toute de noir vêtue parle d’une expérience mystique qu’elle a vécu six ans plus tôt… Je me demande ce que je fais là… La cuisine est très mauvaise, c’est le seul point sur lequel tous le monde est d’accord… Alexandra dit que je suis grec, Alexandra dit que je suis un espion, que j’ai passé l’hiver ici on ne sait trop pourquoi, je ris, je démens, mais au fond je sais que c’est vrai, que ce que je suis en train de faire s’apparente à de l’espionnage. Alexandra se signe en entrant dans l’appartement d’Artis, elle se signe de nouveau en voyant les icônes au mur. Alexandra est en pleine crise mystique. Dimitra joue les médiatrices, les ambassadrices de bonne volonté, sa voix douce tente de masquer l’amertume du visage de son amie.
Artis a parlé toute la soirée de son studio, on croyait un studio d’artiste mais c’est d’un studio salon cuisine qu’il s’agit. Artis commande une nouvelle carafe de mauvais rosé. Il évoque un projet de photo de nu avec Alexandra, puis il parle des bisexuels de Mykonos, Alexandra fait mine d’ignorer, Dimitra peine à masquer son embarras… Le crocodile sur son polo est trop gros, il a avalé un hippopotame, c’est un alligator, un sur le torse deux sur les manches, j’ai envie de lui dire que son Lacoste est un faux, je me retiens. Le mauvais rosé fait son effet… Des mots anglais s’infiltrent dans la conversation, « survivor » revient souvent… Artis dit que nous sommes tous les quatre libres, sans conjoint et sans enfants nous avons choisi une voie à contre courant des conventions, que nous avons échappé à la routine, que nous seuls connaissons le bonheur… Dimitra les larmes aux yeux dit que ce n’est pas si simple… En partant Artis réussit à arracher une accolade à son modèle convoité. Alexandra a vu Jesus dans un moment de spleen, pour Artis elle restera vierge.
Le matin au réveil je ne sais plus où je suis, ça se produit de plus en plus souvent, je me géolocalise avec le téléphone, alors seulement tous les chemins, les raccourcis et les amis me reviennent à l’esprit. Je mets mes lunettes et tombe sur la petite photo d’un pot de fleur accrochée au mur, signée Artis.
On dit qu’ici l’hiver les vagues charrient des pierres, des pierres noires, qu’en se promenant sur le bord de mer les jours de tempête, quand le vent souffle du nord on risque d’être assommé plutôt que noyé.
Tu comprends
Tu comprends, ici ce n’est plus vraiment l’Europe et pas encore l’Asie, c’est la fin de quelque chose et le début de quelque chose de beaucoup plus grand. C’est un lieu indéfini, les derniers soubresauts d’un vieux continent qui se perd dans une multitude de rochers. Les îles de la discordes qu’on se dispute pour y planter son drapeau. Des îles de malheur plutôt que d’autre chose, les vagues s’y brisent plus fort qu’ailleurs, pas d’eau mais des moustiques. La vie s’y accroche comme dans d’autres environnements hostiles, volcans, grottes, abysses, par défi, un pied de nez au sort. Alors on y vit malgré tout, et plutôt bien que mal car si chaque chose est un défi chaque chose est une victoire. On y vit sous perfusion, le bateau est une assistance respiratoire qu’il ne faut pas couper trop longtemps, chaque jours de passé est un jour de gagné. La vie est tenace. Quand le vent se lève la brume masque l’horizon, on perd de vue le continent d’en face et les îles sœurs semblent plus lointaines que jamais.
Au sommet de la montagne, là où la route dessine une boucle, un vieux pickup Datsun s’arrête, un vieil homme en descend, prend quelques poissons dans le coffre et les jettes aux mouettes et aux chats. Ça a tout l’air d’un rendez-vous quotidien. Une offrande pour expier d’obscurs pêchés. Il faut être animiste pour vivre ici, l’orthodoxie ne suffit plus. Le prêtre lui même a renoncé, on le surprend à réparer de frigos et à vendre des billets de bateau sur le port. Un aller simple pour le paradis. Un sacerdoce à temps partiel. On s’adapte, l’animal évolue.
Dans les criques les épaves sont récentes, sur la plage on compte les gilets de sauvetage éclatés par la tempête et brûlés par le soleil, l’Antiquité c’est du passé, ici les rêves se brisent au présent.
Les murènes
Les murènes ne sont pas venues. Yassonas avait beau jeter les entrailles des sardines dans l’eau mais ce matin les murènes ne répondaient pas à l’appel du ventre. Des sardines comme ça on n’en voit pas tous les jours m’a t’il dit, j’en ai acheté deux kilos. Il va les préparer au four avec du persil, j’ai envie de lui demander de m’inviter pour dîner. Une paire de crocks aux pieds, une boucle d’oreille, les cheveux attachés et l’eau jusqu’aux genoux il rend à la mer ce que les pêcheurs ont pris plus tôt. Je lui lance « je commence à comprendre pourquoi tu aimes ta vie ici », il rit, les mains pleines d’écailles et la bouche pleine de bonheur. A ce rythme il en a au moins pour une demie-heure, le temps de tout nettoyer. Des murènes je n’en avais jamais vu sur cette plage, un fond sablonneux plus propice aux raies et aux limandes. Mais c’est peut être ça la magie de Tahiti, faire surgir les monstres là où on ne les attend pas. Le soir dans l’appartement de Dimitri, son voisin, les deux musiciens échangent le ukulélé et la guitare tour à tour. Un moustique suicidaire en guise de métronome revient à intervalle régulière interrompre Dimitri. Il lâche l’instrument, saisit une tapette à mouches rose criard avant d’écraser la pauvre bête sur le mur. Yassonas en bon professeur commente : anopheles signifie en grec sans utilité. Ce soir l’inutile n’a pas sa place dans ce monde, en tout cas pas dans ce deux pièces cuisine de 25 mètres carrés. Avant de reprendre tous les deux le morceau interrompu Dimitri sort du frigo une nouvelle bière qu’il sert de façon équitable entre nos trois verres. Cet après midi là J était allé se baigner mais avait trouvé l’eau pas très claire, « il y avait des saletés qui flottaient » m’a t’elle dit… Les murènes n’était définitivement pas venues.
Yorgos
Yorgos s’inquiète de la longue route qui nous attend jusqu’au village dans l’obscurité. Il place une chaise au milieu de la route déserte en guise de barrage, une chaise bleue pour feu rouge. Au bout de 30 secondes apparaît un pickup avec un vieil homme au volant. Le véhicule s’immobilise face au siège, le bois à vaincu la taule. Yorgos saute sur le chauffeur et lui intime de nous conduire au village, il confisque la casquette du conducteur jusqu’à ce dernier obéisse. Au bout de 500 mètres de route sur une piste bétonnée notre homme se range au bord de la route, éteint le moteur, dit quelque chose au sujet de chèvres et de lait, allume la radio et dit à toute à l’heure… il ouvre sa portière et disparaît dans la noirceur de la nuit. Le temps passe et nous sommes seuls sur la banquette avant du camion, coincés entre une boîte de vitesse fatiguée et une portière qui grince, la lueur orangée de l’écran de l’autoradio pour seul éclairage. La chanson, une longue litanie se prolonge encore et encore… Au moment précis où le morceau se termine notre chauffeur éleveur réapparaît, la nuit l’a recraché, il porte 15 litres de lait, les chèvres ont êtes généreuses.
La veille au village parmi les maisons en ruine, derrière des murs effondrés et des toits éventrés, à travers une fenêtre qui tenait par miracle on aperçoit un soufa, le lit traditionnel, encore intact parmi les gravats de pierres, il se dresse du haut de son escalier, en lévitation au dessus du sol, c’est l’âme de la maison. Le lit matrimonial défie le temps et le destin. Le bois a vaincu la pierre.
Les frères
Les amitiés qui se forgent dans l’alcool du soir sont solubles dans le café du matin. Les deux frères me trouvent sympathique, ils m’ont adopté. Les deux frères qui ne sont plus trois me font une place dans leur hôtel et dans leur quotidien. Chaque question, chaque réponse se poursuit par un long regard qui fait barrage à la parole. A la question où se trouve le troisième frère on me répond qu’il est mort. C’était le plus jeune. C’est tout ce qu’on me dit. Je me demande si le nom de l’hôtel a été donné avant ou après le drame, si c’était un projet ou un hommage. Je me dis que c’est peut être pour ça que les deux frères boivent, en souvenir du troisième. Soudain leur ivresse triste me semble acceptable, touchante. On me propose un café que je refuse, refuser un café c’est comme refuser une poignée de mains.
Perdre un parent c’est être orphelin, perdre un époux c’est être veuf, mais perdre un frère n’a pas de mot. C’est cette absence de mot qui prolonge chaque phrase par un silence, c’est l’indicible qui se poursuit dans le regard.
Une fois les derniers nuages dispersés et le ciel redevenu bleu la mer est pourtant restée grise toute la journée. Elle portait les couleurs d’un ciel disparu, le reflet de l’absence.
Quand le grand bateau arrive on se précipite au port uniquement pour voir les passagers débarquer et d’autres embarquer, dans le vain espoir de retrouver un visage familier dans cette foule inconnue, on demande aux gens d’ailleurs de nous faire oublier les gens d’ici. Quand la passerelle s’ouvre on porte tous ses espoirs sur les entrailles du monstre. Ici l’espoir est rouillé et il crache une épaisse fumée noire.
Le lendemain matin, quand on me souhaite une bonne journée je me prends à croire qu’il reste quelque chose des épanchements de la veille, que certains aveux résistent à l’épreuve de la sobriété et que les mots comme l’eau finissent toujours par trouver leur chemin.