J’ai de plus en plus de mal à reconnaître les visages des gens… Des passants me disent bonjour et je ne sais pas qui ils sont… La femme de chambre me salue tous les matins au village, je ne la reconnaît qu’une fois que j’ai tourné le coin de la rue… Je suis devenu une célébrité depuis que j’ai réservé une chambre pour une nuit et que je prolonge mon séjour chaque matin depuis une semaine. Hier Artis, ou monsieur Artis comme l’appelle Dimitra, nous a invité chez lui, il a passé la soirée à parler, à monopoliser la parole, à faire son oneman show, à parler de son art en tant que photographe, comment il sait capter l’instant, comment il parcourt le monde, comment son regard est différent… L’air est saturé de sa logorrhée et de son aftershave. Chez lui les murs sont couverts de photos de mouettes, des mouettes en plein vol, des mouettes sur des rochers, des mouettes posées sur l’eau… « Survivor » il commente une photo de mouette en train de manger un poisson… Des tirages sur canevas façon tableau du pire effet… Ne sachant quoi dire je m’oriente vers un portrait, lui dit que la personne m’est familière… lui demande qui c’est… Il me répond que c’est lui…
Artis parle en faisant de grands gestes, en modulant sa voix, en incarnant plusieurs personnages, sans ne jamais lâcher sa cigarette, il a une mimique qui semble dire « je suis sur le point de partir, ce sont mes derniers mots » mais il ne part jamais, il démarre une nouvelle histoire sur le polythéisme en Inde, sur un homme tronc rencontré à Calcutta… Alexandra toute de noir vêtue parle d’une expérience mystique qu’elle a vécu six ans plus tôt… Je me demande ce que je fais là… La cuisine est très mauvaise, c’est le seul point sur lequel tous le monde est d’accord… Alexandra dit que je suis grec, Alexandra dit que je suis un espion, que j’ai passé l’hiver ici on ne sait trop pourquoi, je ris, je démens, mais au fond je sais que c’est vrai, que ce que je suis en train de faire s’apparente à de l’espionnage. Alexandra se signe en entrant dans l’appartement d’Artis, elle se signe de nouveau en voyant les icônes au mur. Alexandra est en pleine crise mystique. Dimitra joue les médiatrices, les ambassadrices de bonne volonté, sa voix douce tente de masquer l’amertume du visage de son amie.
Artis a parlé toute la soirée de son studio, on croyait un studio d’artiste mais c’est d’un studio salon cuisine qu’il s’agit. Artis commande une nouvelle carafe de mauvais rosé. Il évoque un projet de photo de nu avec Alexandra, puis il parle des bisexuels de Mykonos, Alexandra fait mine d’ignorer, Dimitra peine à masquer son embarras… Le crocodile sur son polo est trop gros, il a avalé un hippopotame, c’est un alligator, un sur le torse deux sur les manches, j’ai envie de lui dire que son Lacoste est un faux, je me retiens. Le mauvais rosé fait son effet… Des mots anglais s’infiltrent dans la conversation, « survivor » revient souvent… Artis dit que nous sommes tous les quatre libres, sans conjoint et sans enfants nous avons choisi une voie à contre courant des conventions, que nous avons échappé à la routine, que nous seuls connaissons le bonheur… Dimitra les larmes aux yeux dit que ce n’est pas si simple… En partant Artis réussit à arracher une accolade à son modèle convoité. Alexandra a vu Jesus dans un moment de spleen, pour Artis elle restera vierge.
Le matin au réveil je ne sais plus où je suis, ça se produit de plus en plus souvent, je me géolocalise avec le téléphone, alors seulement tous les chemins, les raccourcis et les amis me reviennent à l’esprit. Je mets mes lunettes et tombe sur la petite photo d’un pot de fleur accrochée au mur, signée Artis.
On dit qu’ici l’hiver les vagues charrient des pierres, des pierres noires, qu’en se promenant sur le bord de mer les jours de tempête, quand le vent souffle du nord on risque d’être assommé plutôt que noyé.