Je fais remarquer à Alexandra que les grecs ne boivent pas d’ouzo, que seuls les touristes en boivent, que les grecs affublent l’ouzo de tout un tas de maux, celui de tourner la tête, de donner la migraine. Les grecs boivent du whisky. Alexandra acquiesce un peu gênée, comme un secret honteux qu’on préfère taire. Alors ce soir au kafenion, Luigi, Giancarlo et moi commandons une bouteille d’ouzo. Grec d’adoption, grec aspirant ou grec de passage on boit une peu comme un rite de passage, comme un acte initiatique auquel les locaux se soustraient, on boit surtout pour les mezedes. Les assiettes ne cessent de se succéder, de recouvrir la table et on se demande tous comment une si petite bouteille peut générer un telle quantité de nourriture, comment un si petit flacon peut justifier une telle profusion d’assiettes, bols et soucoupes, hors de toute logique économique, le patron doit avoir perdu la raison, c’est nous qui buvons et lui qui est ivre. Alors ce soir on aime encore plus que jamais l’ouzo, ce breuvage magique qui a le pouvoir de rassasier plus que de saouler.
Les musiciens
Le bip du tableau de bord devient de plus en plus insistant, d’un geste Triantafilos me signifie qu’il est inutile d’attacher ma ceinture, lui non plus n’a pas la sienne. Le bip rappelle celui d’une salle de soins intensifs, la veille il avait conduit d’urgence son fils à l’hôpital, le médecin du village craignait une péritonite, à bord d’un bateau de nuit il l’avait évacué vers l’hôpital le plus proche. Il en est revenu avec une prescription qui mentionnait un bouillon de poulet et du poisson grillé. Il est parti pour un diagnostique, il est revenu avec une liste de courses. Les hôpitaux fonctionnent avec des remèdes de grands mères. Le poids de la tradition pèse encore lourd. Sa femme est sceptique, elle se dit que si elle avait accompagné son fils aux urgences le diagnostique aurait été autre. Faute de mieux on remplit le coffre de pastèques et de tomates.
Triantafilos conduit avec prudence, presque avec nonchalance, il était parti en ambulance il revient en fourgon funéraire, au détour d’un virage de montagne il me dit à voix basse que les musiciens reviennent ce soir, que c’est un secret, qu’il ne faut pas le dire, que si la mer le permet ils embarqueront cet après midi sur le bateau de pêche blanc. Ici la musique commence quand le vent s’arrête. Il viennent pour la soirée, mangent, boivent, puis commencent à jouer une fois rassasiés, alors les notes commencent à échapper de leurs doigts, comme une pluie hésitante avant de se transformer en déluge. Ils commencent à jouer tard et finissent encore plus tard dans la nuit, quand les touristes sont partis et que les irréductibles locaux ont épuisé leur répertoire. Les chansons sont connues de tous, comme des prières, certains chantent d’autres récitent, plus qu’ils n’écoutent ils vivent cet instant. Une fois les assiettes vides et les instruments fatigués ils repartent sur leur barque dans le cœur de la nuit. Le lendemain matin le village est désert, il ne reste que le désordre dans la cuisine.
Quelques jours plus tôt, quelques kilomètres plus au sud, alors que Michali venait de poser sa lyra après avoir joué une mélodie triste qui flirtait avec le silence, encore sous le sortilege de sa musique je lui ai demandé à quelles occasions il jouait. il me regarda l’air de ne pas comprendre, j’insistais, à quelle fréquences jouait-il, était ce des jours particuliers de la semaine ? Ou à certaines occasions ? Après un long silence, il répondit « on joue quand on en a envie »…
Paola (1)
Paola parle un anglais approximatif avec un accent délicieux.
Paola marche avec des béquilles suite à un accident de ski, des scampela dont elle s’aide pour entrer dans l’eau avant de les jeter sur la plage.
À chaque fois que Paola me croise elle m’adresse un chaleureux Ciao! qui peut contenir toute la tendresse du monde à lui tout seul.
Paola grimpe au sommet des montagnes avec une jambe dans le plâtre et un béquille en guise de bâton de marche.
À la question « avez-vous faim ? » elle me répond « i’m always hungry », et là je suis définitivement conquis.
Tous les jours je me rends à la boulangerie, une heure de marche aller-retour pour acheter le déjeuner. J’achète pour deux puis je prétends en avoir trop et lui propose de partager. Elle accepte toujours.
Paola fait du topless. Lorsque je l’approche elle fait mine de dissimuler sa poitrine sous un livre. Elle lit un roman policier sur un serial killer, avec l’accent. Et je me souviens de la scène de la confrontation avec le critique cinéma dans Caro Diario.
Paola est particulièrement bien foutue. Paola est blonde. Paola est mariée, Paola a un fils de dix-huit ans, Paola est trop vielle.
Paola voyage avec sa mère. Sa mère à attrapé froid. Lorsque la mère de Paola tousse elle pète. Et tout le monde fait semblant de rien. Ce n’est pas sa gorge qui est enrouée mais son sphincter.
Le dernier jour, sur la plage, Paola se présente à moi et me serre chaleureusement la main, voulant connaître l’identité de l’homme qui l’a nourrie jour après jour. Tout est chaleureux chez Paola. Sous le coup de l’émotion j’ignore si je me suis présenté en retour.
Le soir du départ je la croise encore, sur le quai. Elle me lance de nouveau un Ciao! qui fait vibrer tous les os de mon squelette. Elle a troqué l’une de ses deux scampela pour une paire de lunettes. Elle me demande « alors ça y est, tu t’es décidé, tu pars ? » je réponds un « yes, definitley ». J’ai envie de lui préciser que « definitely » c’est « assuramente » et non pas « plus jamais »… Elle a un geste, un geste tendre, un geste chaleureux, elle me touche les côtes alors que j’embarque sur le ferry, traînant derrière moi deux valises noires comme le regret.
Le dernier jour sur la plage sa mère m’avait dit : « tu ressembles à Robert De Niro, jeune… » Malgré mon ventre, l’huile solaire qui me fait la peau grasse, les piqûres de moustiques et les épinards du spanakopita coincés entre les dents… Finalement ce n’est pas d’aérophagie dont souffre la sainte femme mais de cataracte.
Ce soir, entre les murailles de la vieille ville de Rhodes, un guitariste joue dans le noir là thème de Deer Hunter, et je me souviens de Robert De Niro avec Meryl Steep… et je me souviens de Paola.
La veille, sur le quai, dans l’attente que la lumière du bateau jaillisse dans la noirceur du port je lâche à Lefteris « ce sont les souvenirs qui nous tuent ». Je me surprends moi même. Écrasant les suspensions de sa Vespa de ses 160 kilos il me répond « ce sont les souvenirs qui font ce qu’on est, les souvenirs sont le fondement de notre identité. » La traversé se passe en silence. J’ai trop de souvenirs. Je n’en veux plus.
2016
Clockwise
A l’autre bout du fil Tassos insistait sur le fait que pour ouvrir la porte la clé devait être tournée dans le sens des aiguilles d’une montre, il le répéta trois fois de suite sans que je comprenne pourquoi il insistait sur ce point alors que je lui demandais où étais cachée la clé… il insista sur le sens de rotation alors que je ne savais même pas où se trouvait la maison…
Le personnage du feu rouge pour piéton ou plutôt du feu vert marche bizarrement, quelque chose cloche dans sa démarche, il avance dans le mauvais sens… à contre-courant du reste du monde, un détail insignifiant qui suffit à perturber l’ordre des choses. Ici tout fonctionne à l’envers, les serrures, les piétons, le oui et le non. Inutile d’aller dans l’hémisphère sud pour marcher sur la tête. Mais si tout fonctionne à l’envers et que tout fonctionne si bien c’est peut être ça le bon sens.
Yassonas
Yassonas fait le point sur la lune, le trépied est resté à Thessalonique, il prend appui sur un arbre coupé, deux paires de lunettes sur le nez, une pour la myopie pour viser l’astre, une pour la presbytie pour l’écran, ce sont ses doubles foyers, Thessalonique où il n’est plus qu’un touriste lorsqu’il y retourne et Tahiti où il vit depuis huit ans, loin de tout et proche de lui même. Pendant qu’il déclenche il m’explique le sens des mots, le sens des mots qui se ressemblent.
Cet après midi au minimarket la télé était allumée comme toujours, les étagères sont à moitié vides et la principale marchandise disponible est le soap opera. C’était l’heure des infos, l’inscription au bas de l’écran indiquait Tragodia, je ne savais si c’était la Tragoudia signifiant chanson ou la Tragédie… après vérification il s’agissait d’un fait divers, une mère a jeté son enfant par la fenêtre avant de franchir le pas elle même. Le trottoir ne pose jamais de lapin. La chanson était triste.
Sur le chemin du retour, le moteur coupé dans la descente, je me souviens que mon chauffeur est un photographe aveugle, la vitesse m’effraie, je lance un regard inquiet au compteur de vitesse, l’aiguille est bloquée à zéro, la vieille Hyundai rouillée choisit seule sa trajectoire et son rythme. Sur le bord de la route, devant l’hôtel, Yassonas et moi convenons de nous retrouver prochainement, la lune sera là demain aussi.
Maria
Maria se perd dans ses tickets de loterie, elle en a trop acheté. Elle est allée chez le coiffeur. Je dis qu’elle ressemble à Jackie Kennedy, J me demande si c’est un compliment, je lui dis et comment, elle dit à Maria qu’elle ressemble à Jackie Kennedy, Maria ne comprend pas… ah … Zaki Kennedy ! Merci ! La veille on l’a surprise sous le pare-chocs arrière d’une Peugeot 206 en train de rafistoler un bout de tôle avec de l’adhésif. La moitié du pays tient avec de l’adhésif. Tous les magasins vendent de l’adhésif, le minimarket, le supermarché, la papeterie, le magasin de bricolage… de l’adhésif transparent, de l’adhésif noir, de l’adhésif gris… Les îles sont des fragments, des débris de continent qui ne demandent qu’à être recollés. Maria nous explique que depuis que sa fille était malade et qu’elle a guéri elle a fait le sermon de marcher pieds nus toute la route jusqu’au monastère le jour du festival. Elle ôte ses sandalettes en plastique et retire ses chaussettes pour nous montrer ses pieds. Elle touche ses deux pieds avec ses deux mains pour nous faire comprendre l’effort et la souffrance. Rares sont les fois et les lieux où un cuisinier touche ses pieds devant les clients avant de passer aux fourneaux.
C’est le 27 qui a été tiré au sort, Manolis le mari de Maria a le bon ticket, il a remporté l’icône. Il a remporté l’icône et Zaki Kennedy.
Le bateau de Manolis est sorti de l’eau à cause du mauvais temps. Un arc en ciel touche sa proue. Manolis est touché par la grâce. Mais ce soir il est surtout touché par le vin blanc. Maria nous raconte que Manolis se lève toutes les nuits, toutes les heures, pour regarder la mer et son bateau à travers la baie vitrée de la taverne. Mais ce soir Manolis se noie dans le vin, il nous entraîne vers le fond et nous ressert un verre.
Le monastère est caché dans la montagne, précédé par un immense parking. Les monastères sont comme les centres commerciaux, d’abord il faut construire le parking. Je fais remarquer à J qu’il y a plus de voitures que de personnes. Le monastère n’ouvre qu’un jour par an, pour le festival, c’est un pop up. Je mange dans l’assiette de quelqu’un que je ne connais pas. Je mange du foie de chèvre haché dans l’assiette de quelqu’un que je ne connais pas.
En cette nuit du premier février la route du monastère est pavée de boue et d’étoiles. Le ciel est tellement illuminé par les astres que je ne comprends pas comment la nuit peut être aussi noire. Les pickups nous dépassent un à un en mode plein phares. Une colonne de lumières rouges serpente lentement dans la montagne. La libraire danse en pantoufles, une vieille dame me demande si j’ai fini mon assiette, elle vide mes restes dans un sac en plastique pour son chien. Les enfants sont là pour jouer, les vieux sont là pour récupérer les restes. Manolis porte ses habits du dimanche mais il garde son bonnet de pêcheur toute la soirée. Maria a honte. Je surprends kiki la conductrice du taxi sous un énorme plateau, ce soir elle fait le service.
Je me demande qui a eu l’idée d’organiser cette fête si loin de tout. Ca n’a pas de sens. La distance accroît le plaisir. Certaines choses doivent être difficiles à atteindre, pieds nus ou pas. Ici on est loin de tout, ici on est aux antipodes de la logique. Je suis parti en pleine crise de la quarantaine, la crise de la quarantaine hurlante. Ici le vent a balayé la raison. Les fous sont heureux. C’est bon de voir des hommes heureux.
Matière à penser
Les minutes se disent leptas, les centimes aussi. Toute fraction de toute chose est leptas. Quelle que soit la valeur de la chose. Le temps vaut de l’or, enfin, des fractions d’or.
Le vin se mesure en kilos, au restaurant on commande un demi kilo de rouge ou de blanc. Même la couleur a une masse. La gueule de bois ne vient pas que de l’eau lourde.
Les gens sont des atomes. Une personne se dit atoma. Les canots de survie ont une capacité de 32 atomas. La société est une grosse molécule. On parle du ventre mou de la nation mais ici la population n’est qu’une mole.
Voyager c’est prendre la mesure des mots.