Eleni a les clés de la mer.
Cet hiver son large sourire est la seule porte ouverte sur un horizon resté désespérément fermé.
Auteur/autrice : admin2860
Odysée
Diamantis insiste pour me photographier avec le cheval. Il dit vouloir écrire mon histoire, il ignore que je suis en train d’écrire la sienne. Diamantis m’explique les pierre verticales, me dit qu’elles résistent mieux aux crues du fleuve, qu’une année il avait acheté à Berlin des bottes en caoutchouc pour Odyssée, c’était l’année où il avait beaucoup plut et le fleuve était sortit de son lit, il me dit que les toits des maisons ne viennent pas d’ici, que les marins avaient voulu copier ce qu’ils avaient vu ailleurs, que les chiffres sur les arbres ne viennent pas d’ici, que c’était un artiste français qui les avaient peint pour une raison que lui seul connaissait, je me dis que rien n’est d’ici. Je lui raconte que la destination est devenue refuge, que l’exploration s’est transformée en prison, que j’ai peur que s’il raconte mon histoire la police ne m’expulse sur un bateau.
Au téléphone Ioannis me dit qu’il n’y a pas de danger, qu’il n’y a pas de malades, qu’il faut que je me méfie des serpents, qu’il en a vu un en marchant l’autre jour, qu’ici les serpents ne sont pas dangereux, qu’il y a six espèces de serpents sur l’île et qu’une seule est dangereuse, celle qui a un… il ne trouve pas le mot, derrière lui j’entends sa femme qui cherche aussi le mot qu’elle ne trouve pas plus… Il y a un serpent sur six qui est dangereux. Sur cette île il y a plus de chiffres que de mots. Odyssée me raconte que le sommet le plus haut culmine à 997 mètres, que pour avoir une montagne de 1000 mètre on a voulu bâtir une chapelle sur le pic, une chapelle de 4 mètres de haut, histoire de dépasser le kilomètre, mais que le vent était trop fort, qu’on l’a construite au mauvais endroit, que le compte n’y est pas, que la roche a capitulé face à la tempête, de toute façon le compte n’est pas bon sur cette île, les pierres et les arbres sont dans le désordre. Odyssée rit assis sur la selle de son vélo. Ce sont les lieux qui inspirent les histoires mais ce sont les rencontres qui les déclenchent.
Dieu
Ce soir Dieu danse.
Dieu a des dreadlocks grises et des New Balance plus tellement blanches qui ont connu des jours meilleurs. La veille il trimbalait un sac poubelle plus grand que lui sur la plage et cherchait à faire du stop pour rejoindre le village. Dieu a de la bedaine et le sexe a l’air. De son membre ne jaillit ni lumière ni vérité ni plaisir. Dieu est impuissant. Ce soir Dieu tourne en rond, comme tout le monde. La ronde se faufile entre les tables, se reserre et se desserre. Dieu s’entoure de jeunes enfants et de jolies femmes. Dieu se mouche dans une serviette en papier, une plume noire plantée dans ce qui autrefois était des cheveux, il danse avec une créature à la poitrine siliconée, il porte t-shirt qui dit « You have to go Greek once a week ».
Dieu est un croisement entre un maquisard crétois et un maître yogi. Une sagesse trempée dans l’ivresse, le regard de la folie. Une folie douce. Dieu a soixante ans et l’univers est en préretraite.
Hier on avait refusé de le prendre en stop par peur qu’il ne s’asseye nu sur la banquette arrière de la Fiat. Ce soir il n’est pas rancunier. Le Dieu de la vengeance et de la colère réserve son courroux pour un autre jour. Pour l’instant il est pardon. Dieu a un IMC de 32, il flirte avec l’obésité morbide et avec sa partenaire aux jambes fines et au décolleté profond. Il a plus une silhouette de déesse de la fertilité que de démiurge. Lorsque Dieu sautille d’un pas divinement léger son ventre remue et c’est tout l’univers qui est secoué. Ce soir l’univers remue au rythme du bouzouki. Dieu se querelle avec l’orchestre, on lui dit que la prochaine chanson est une commande privée, on lui fait comprendre qu’il faudra libérer la piste de danse pour le commanditaire. Dieu se heurte au capitalisme. Même la musique est possession de nos jours, alors que lui n’est que partage, il change de partenaire encore et encore. Dieu se résigne. La vengeance viendra plus tard, un tir groupé quant à faire. Un cataclysme.
Je retourne sur la plage dans l’espoir de retrouver Dieu. Pour moi la mer a toujours été une religion. Avec un peu de chance et beaucoup de bière Dieu aura tout oublié.
To mounki (le muet)
« Que faut il faire pour avoir sa photo au mur ? » j’ai fini par demander après dix ans de questionnement et d’espérance. « C’est simple, Il suffit de fournir une photo » me répondit l’homme au tsipouro. « Et, c’est tout ? » « Oui, quoi d’autre ? Une photo… » J’étais persuadé qu’il fallait avoir accompli un acte de bravoure, avoir eu un geste héroïque, avoir pêché un monstre des mers, séduit un grand nombre de touristes…
« Qui est l’homme sur la photo ? » j’ai fini par demander, après avoir été tenaillé par le doute… pointant une photo en noir et blanc d’un homme en uniforme portant un étrange chapeau… L’homme au tsipouro baissa le regard dans son verre… « Mussolini » me répondit un autre homme, celui-ci était à l’eau, sa réponse était donc vraisemblablement fiable et elle convergeait avec mes craintes. « Tous le monde est passé par là » ajouta un autre pour justifier l’étrange portrait, comme pour dire « on n’est pas là pour juger mais pour répertorier, relater ». Entre des photos de rois et de reines, de pachas et de sultans, d’anonymes et de simples voisins, tout en haut du mur, tutoyant le plafond, s’est nichée le portrait officiel de l’un des pires tyrans du siècle passé.
S’il est aussi simple d’être admis dans ce club, si on est aussi peu regardant sur les membres, postuler pour être en si douteuse compagnie… Je savais que je baissais les bras face à la difficulté, ce matin là j’ai appris que je me décourageais aussi face a trop de facilité. Mieux vaut baisser les bras que de tendre le bras droit. Parfois baisser les bras revient à lever les mains.
Vivi
Vivi a la voix grave et les mots doux. Flottant sur le dos dans l’eau du dernier jour elle me demande si on se reverra, je réponds né.
J’ai appris que le oui engageait alors que le non libérait, mais ici en ce jour d’août le oui est une renaissance. Vivi embrasse les icônes dans les chapelles de campagne, elle allume des cierges en souvenirs des défunts et en protection des vivants, son paréo fait rempart entre sa féminité et sa sainteté, Saint-Georges terrasse le dragon et je suis transpercé par le regard de ses yeux verts. Peut on aborder une femme en bikini qui porte une croix autour du cou ?
Vivi me traduit les paroles de la chanson, La mer et l’eau salée comment pourrai je t’oublier…
Lorsque Vivi plonge sa peur du large disparaît en même temps que ma crainte des lendemains.
Ce matin le bureau de poste déménageait, le camion grue soulevait le vieux coffre fort au dessus du trottoir. Ici les cambriolages se font en plein jour, au vu et au su de tous. Les choses précieuses ne sont pas sous clé. Vivi me laisse trois cartes postales à expédier, écrites au feutre vert qui refuse de sécher, ses mots s’étalent dans la chaleur. Elle me parle des terres du nord, de la lagune aux mulets, d’un village encerclé par l’eau, me demande si je viendrai la voir à Athènes.
Cet été tous les repas se terminent invariablement par de la pastèque, toutes les histoires se terminent par des larmes.
Virginia
Virginia reconnaît en moi un visage familier sans pouvoir me nommer, il faut évoquer le chien pour qu’elle se souvienne, l’homme avec la femme avec le chien. Qui se souvient du mari de Margaret Thatcher ?…. Elle me demande si je me souviens de son nom. J’ai envie de lui dire que cet hiver son regard m’avait touché, que ses yeux diffusaient de la bonté, qu’elle me rappelait le visage de la mère d’un ami d’enfance qui préparait des gâteaux glacés à la fraise dont je cherche encore aujourd’hui la saveur, que son fils était beau et qu’elle conduisait sa vieille 50cm cube Yamaha avec grâce. Ce jour où le ciel de février était chargé et que le bateau de pêche était rentré au port, qu’on s’était retrouvés sur le quai, qu’elle portait un bonnet de laine en guise de casque de moto, que je lui avais fait acheter un kilo de gopés pour les griller le soir. L’Aghios Yoanis s’amarrait péniblement, le marin debout sur la proue tirait sur la corde sans qu’on sache si le bateau s’approchait du quai où si c’était le quai qui était tiré vers la coque de l’embarcation. Une assemblée de quelques vieux attendait le retour du bateau, faisait son choix parmi les trois caisses réunissant la prise du jour, les sacs en plastique bleu pleins de poissons posés sur la balance plus par rituel que pour une véritable pesée, personne ne regarde le chiffre sur lequel l’aiguille se stabilise, les prix sont toujours les mêmes, ridicules. Les poids et les mesures sont des données flexibles, on s’arrange, on arrondit.
Virginia a l’air fatiguée, elle rêve de vacances. Tous les soirs, à la fin du service, les hommes du village défilent à sa table, chacun a son tour au moment de fermer son magasin ou son bureau, ils viennent partager un verre et la fatigue de la journée, dans les regards il y a un amour tut, une tendresse partagée, une paix.
Ces soir nous discutons chacun depuis sa table.
J’attends et redoute le jour où je serai convié à sa table.
Takis
« Don’t put lemon on the octopus! It’s better with olive oil and vinegar. » said Takis. Ok, so now I have an olive oil stain of the size of Crete on my trousers…
We had sardines, fava, grilled octopus, tomato balls, potatoes and gigantes. And then Takis said « ok, now we go to eat… »
« Don’t put lemon on the fish! It’s better with olive oil and vinegar. » said Takis. We had shells, shrimps, one big fish, many small fishes, lobster, fried zucchini flowers, tuna salad, Greek salad, aubergine salade, seagrass salad, wine, ouzo, tsipouro, retsina… « Don’t put so much money » said Takis when i left twenty euros on the table, my share of the bill, « ten is enough for you ».
A bit after midnight we left Kalypso taverna, the wind was cold and I was searching for the car. « We came by foot said Takis »… so we started walking the four kilometers road back home, climbing the hill in what felt like the heart of darkness. « Don’t turn on you flash light » said Takis, « we don’t need light »…
Tzeni
Tzeni n’a pas de monnaie. Tzeni n’a pas de monnaie sur cinquante. Elle me dit de revenir la payer demain. Le lendemain je reviens payer ma dette de cinq euros avec un billet de vingt. Tzeni n’a pas la monnaie sur vingt, elle me dit de venir la payer le soir. Je me demande comment un restaurant peut toujours être plein sur une île déserte, je me demande comment ce même restaurant peut manquer de quinze euros de monnaie dans le tiroir caisse. Je soupçonne Tzeni de ruser pour me faire revenir. Je me sens comme Ulysse captif de calypso.
Anna
Anna a fait un AVC. Elle était partie se coucher plus tôt que d’habitude, à 22 heures, elle s’était sentie bizarre. Jamais elle n’avait fermé son kafenion aussi tôt. Le lendemain on l’a retrouvé dans son lit paralysée. Vu la distance de l’hôpital on a préféré la conduire directement aux urgences plutôt que d’attendre l’ambulance. On dit qu’elle va mieux, qu’elle se remet lentement. A 74 ans je ne vois pas comment on peut aller mieux. A un âge où on a pris sa retraite depuis longtemps elle songe à la reprise. En attendant se sont le voisins qui tiennent le commerce. Le kafenion est un lieu de première nécessité. On n’imaginerait pas boire un café à la maison. Personne ne peut la remplacer, personne n’en a la prétention. On improvise, on s’adapte à son mode de fonctionnement. Pas de congélateur. Pas de glaçons. L’ouzo avec glaçons est servi sans glaçons. Je n’ai jamais vu Anna, mais sa présence est visible dans chaque détail du lieu, je la cherche sur les photos accrochées aux murs. Les prix sont ridicules, comme pour s’excuser de facturer les consommations… Après tout on est comme à la maison ici. Une maison sans les épouses, encore mieux. Un lieu tenu par une femme fréquenté par aucune autre femme.
Le vieil arbre devant le kafenion est malade, il croule sous son propre poids, son tronc est creux, ses branches sont sur le point de lâcher prise, tout en lui tend vers la mort. C’est une structure qui ne supporte plus son propre poids. Le bois est mort mais les branches portent encore des feuilles. On dit que sur les morts les cheveux et les ongles poussent encore. Quelqu’un a essayé de le réparer plus que le soigner, des gestes maladroits, d’ultimes recours pour retarder l’inéluctable, on a coulé du ciment en son cœur puis on l’a cerclé d’une sangle. Il est dans un état de mort clinique, un état végétatif.
Anna reviendra avant qu’on ne le débranche.
L’architecte
Au détour d’une collines surplombant la mer on découvre un dôme fait de bois. Des branches d’olivier sciées avec précision et disposées les unes contre les autres jusqu’à former une structure hémisphérique étonnante de précision. Comme les pierres du Machu Picchu qui s’imbriquent sans mortier les branches se combinent telles les pièces d’un puzzle. On en oublierait que leur forme naturelle est celle aléatoire et organique d’un arbre.
Un bruit de moteur, une vielle jeep Suzuki Santana se gare, Petros en sort et vient vers nous. Il nous explique l’art de fabriquer du charbon. La collecte du bois sur des arbres dont on n’ose lui demander s’ils sont les siens, la constitution du dôme, la disposition d’un manteau de ferraille scellé d’une couche de terre hermétique. Comme le bar à la croute de sel, le charbon à l’argile. On opère de petites ouverture qu’on bouche et qu’on ouvre au fur et à mesure pour alimentaire le foyer en oxygène ou l’étouffer. Il faut éviter à tout prix que le tout ne s’embrase. Maîtriser la température, la garder aussi basse que possible. Il faut surveiller ce sein de chaleur, cette mamelle fumante durant plusieurs jours. Petros est un architect, un architect du feu. Pour qui sait le maîtriser le feu n’est pas destructeur, il est créateur.